Réponse d’Elisabeth Bourguinat

 
 

Je voudrais tout d’abord vous remercier du fond du cœur, vous qui êtes tous des personnes très occupées, d’avoir pris du temps pour venir ce soir assister à cette petite cérémonie. Plus que la médaille elle-même, c’est votre présence qui m’honore et me touche.


Je voudrais tout spécialement remercier mes parents, qui sont venus de Pau ce matin, et à qui je dois bien sûr une grande partie de ce que je suis et de ce que j’ai fait.


Ma mère, Francine Marty, m’a légué son caractère assez volcanique, mais qui a fini par s’apaiser avec le temps : j’espère que j’atteindrai la même sérénité quand j’aurai son âge. Si certains d’entre vous me trouvent relativement active et dynamique, sachez que je suis une « petite joueuse » à côté d’elle, qui a élevé six enfants tout en travaillant à la ferme et qui, encore aujourd’hui, malgré ses 74 ans, est capable de faire face sans frémir et avec le sourire, à l’organisation d’un déjeuner pour trente personnes – et bien sûr on reste aussi à souper. Je voudrais en particulier la remercier de m’avoir appris l’art de savoir se contenter de peu. Jamel Debbouze dit que c’est sa mère qui a inventé l’écologie (« Un bain pour neuf. Le covoiturage : à douze dans une Renault 12. Le recyclage : un cartable pour tous »), mais je pense que ma mère pourrait aussi prétendre à ce titre. Elle m’a appris à donner la priorité aux choses vraiment importantes et à placer l’avoir au second plan par rapport à l’être et au faire.


Je voudrais aussi remercier mon père, Joseph Bourguinat. Grâce à ses études de séminariste, il doit être le seul paysan de tout le Béarn à connaître le latin, le grec et le solfège, et à être un amoureux de la musique classique. Il m’a ainsi légué ce que j’appellerais la psychologie du dahu, cet animal fabuleux qui a les pattes de droite plus courtes que celles de gauche. Le dahu est très à l’aise sur les terrains montagneux et beaucoup moins dans la plaine. Cette prédilection pour les terrains pentus se traduit soit par une tendance à avoir un peu la tête dans les étoiles (ça, c’est plutôt mon père), soit par une propension à entreprendre des missions impossibles ou à se confronter à l’autorité (ça, c’est plutôt moi). C’est mon père qui m’a poussée vers les Lettres, alors que j’aurais peut-être préféré une carrière d’ingénieur, et qui m’a fait étudier le piano. Après avoir exploré quelque temps la littérature des salons du 18e siècle, j’ai trouvé une voie qui me convenait mieux en devenant rédactrice pour un think tank d’ingénieurs, l’Ecole de Paris du management, et j’ai retrouvé ma culture populaire d’origine en laissant tomber le piano au profit de l’accordéon.


Quand j’ai reçu pour la première fois un courrier m’informant que j’étais pressentie pour recevoir cette médaille, j’ai pensé à la formule de Groucho Marx, « I don’t care to belong to any club that will have me as a member », c’est-à-dire « Je n’ai aucune envie de faire partie d’un club qui accepte des gens comme moi ». Chacun de nous mène sa vie comme il le veut et surtout comme il le peut. Penser que cela puisse un jour mériter une médaille semble forcément un peu étrange.


Si j’ai accepté l’honneur qui m’est fait aujourd’hui, c’est pour quatre raisons différentes.


La première raison est que j’ai consulté quelqu’un qui me connaît très bien mais qui n’est pas une personne trop proche non plus, et dont l’humour plutôt corrosif ne fait aucun cadeau, même aux gens qu’il apprécie. Il s’agit de Charles Lavaud, l’ancien directeur de l’antenne « Aux captifs la libération » de la rue Saint-Denis. Je savais qu’il me dirait franchement ce qu’il pensait et je lui ai demandé s’il ne trouvait pas ridicule qu’on me donne une médaille. Il m’a dit que non et que je devais avoir la simplicité d’accepter. Je me suis donc inclinée. Par conséquent, si quelqu’un d’entre vous n’est pas d’accord avec la cérémonie de ce soir, c’est d’abord à lui qu’il doit s’en prendre.


La deuxième raison d’accepter, c’est que cette médaille m’est décernée d’abord au titre de mes activités professionnelles, et secondairement en tant que présidente d’association. Il faut d’ailleurs avoir exercé au moins dix ans l’activité pour laquelle on est « récompensé », et l’association Mains libres n’existe que depuis cinq ans. Il se trouve qu’un certain nombre de personnes, en voyant le temps et l’énergie que je consacre aux activités associatives, sont convaincues que soit je ne travaille pas, soit j’ai un métier qui ne m’intéresse pas ou dans lequel je ne suis pas reconnue. Recevoir cette médaille était donc une façon pour moi de leur dire : « Si je suis militante associative, c’est vraiment parce que je veux l’être, et pas parce que je ne suis pas capable de trouver du travail ou que mon travail m’ennuie ».


La troisième raison, c’est Michel Berry qui me l’a donnée, en m’expliquant : « Ce n’est pas tant la médaille en soi qui est intéressante, que l’opportunité de faire un discours ». Ceux qui m’ont vue lors de réunions dans le quartier des Halles savent à quel point j’adore parler en public et à quel point je suis frustrée de devoir me taire ou parler moins longtemps que je ne le voudrais. Gilles Pourbaix, le président de l’association Accomplir, se souvient sans doute de m’avoir quasiment arraché une manche à force de tirer dessus : « Tais-toi, arrête, c’est bon, ça suffit ». La perspective de prononcer un discours sans que personne puisse m’en empêcher ni même m’interrompre m’est apparue comme une friandise si délectable que je ne pouvais décemment pas la refuser.


La quatrième raison, c’était, à défaut de savoir si vraiment je « mérite » une médaille, de partager avec vous quelques réflexions sur ce qui, dans l’existence, me paraît, à moi en tout cas, « mériter » qu’on y consacre quelque temps et quelques efforts.


Quand j’avais quinze ans, après avoir attentivement observé le monde autour de moi, j’ai consigné dans mon journal intime la conclusion suivante, adressée par avance à la personne que je deviendrais plus tard : « Toi qui me liras quand tu auras trente, cinquante ou soixante-dix ans, n’oublie jamais, malgré tout ce que tu pourras inventer entre-temps comme argument, justification ou prétexte, que ce monde est totalement, profondément et définitivement absurde ». Mes années entre quinze et vingt-deux ans ont été plutôt sombres, même au sens propre. Je m’habillais toujours en noir, au point que mes camarades de khâgne m’avaient surnommée « la corneille ». J’aurais pu reprendre à mon compte la formule de Paul Nizan, « J’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».


J’ai heureusement fait alors deux rencontres majeures pour moi. La première, c’est celle de René Brousse, qui est devenu mon mari, et à qui je dois sans doute, tout simplement, d’être encore là. Quand on parle de son conjoint, on dit parfois « C’est ma moitié », mais pour moi, René, c’est au moins les trois quarts. Je n’en dirai pas plus, mais c’est à lui que je veux dédier cette médaille, car il a le mérite infini de me supporter tous les jours, à la fois dans le sens français et dans le sens anglais du terme.


La deuxième rencontre majeure pour moi à cette époque, c’est celle de Michel Berry. Lors de mon entretien de recrutement comme rédactrice, il a employé une formule magique, qui m’a toujours guidée depuis : « Je n’attends pas de vous que vous fassiez un ‘procès-verbal’ des conférences de l’Ecole de Paris, mais que vous synthétisiez ce qui se serait dit si nous vivions dans un monde parfait, où les orateurs maîtriseraient totalement leur sujet et où les participants ne poseraient que des questions pertinentes et au bon moment ».


En rédigeant des comptes rendus, d’abord pour l’Ecole de Paris du management, puis pour d’autres commanditaires, j’ai compris que, par l’écriture, je pouvais mettre un peu de sens dans cet univers que je trouvais globalement absurde. Conserver la substantifique moelle et supprimer ce qui n’est que du bruit, articuler les idées entre elles, donner de la cohérence au débat, exprimer de la façon la plus claire possible ce que chacun avait voulu dire. Ma plus grande récompense a été un compliment adressé par un orateur de l’Ecole de Paris : « Grâce à votre compte rendu, j’ai enfin compris ce que je voulais dire ».


Pour moi, c’était déjà un grand pas que d’avoir le sentiment que je pouvais me rendre utile grâce à ce savoir-faire. Je remercie infiniment Michel Berry de m’avoir accordé sa confiance et de m’avoir permis ainsi de trouver un métier qui a du sens pour moi, et qui par ailleurs me permet d’être libre d’organiser mon temps comme je le veux et de ne pas avoir de supérieur hiérarchique, ce qui serait un peu incompatible avec mon tempérament. C’est la raison pour laquelle je tenais vraiment à ce que ce soit lui qui me remette cette décoration, outre le fait que c’est un grand honneur pour moi, qui ai raté ma vocation d’ingénieur, de recevoir cette médaille d’un polytechnicien du Corps des Mines.


J’ai découvert ensuite, en commençant à me lancer dans des activités associatives, que l’écriture pouvait aussi être extrêmement précieuse pour faire vivre un collectif et pour monter des projets : communiquer en gardant des traces de ce qu’on a dit, se mettre d’accord sur ce qu’on veut, définir les fonctions de chacun, fixer des objectifs et un planning, identifier les problèmes, les analyser et trouver des solutions, adopter des règles communes, évaluer l’action pour progresser, tout cela se fait avec de l’écrit. Les paroles s’envolent, les écrits restent : le texte est de la pierre avec laquelle on peut construire une maison, un quartier et peut-être même toute une ville. Les deux univers de l’Ecole de Paris et du monde associatif se sont rencontrés pour moi en la personne de Michel Hervé, chef d’entreprise, ancien maire de Parthenay et député européen, grand apôtre de la citoyenneté active, que j’ai rencontré à l’Ecole de Paris et qui est devenu un peu le maître à penser de l’association Accomplir et mon gourou personnel.


A tous les amis associatifs qui sont là ce soir, je voudrais dire que j’ai été vraiment heureuse de contribuer par mes comptes rendus, articles et mails, aux différents projets et actions que nous avons montés ensemble, et que tant qu’il y aura dans cette ville quelques personnes qui auront envie de se battre ensemble pour un projet qui les mobilise ou contre des abus qui leur paraissent scandaleux, je serai à leurs côtés et je mettrai ma plume ou plus exactement mon clavier à leur disposition, quitte à ce qu’ils finissent par crier grâce au bout du cinquantième mail de la journée.


La leçon ultime que j’ai retenue de toutes ces années, c’est qu’il existe trois façons de lutter contre l’absurdité du monde : la première, c’est de chercher à comprendre ce qui nous entoure et à nous en faire une idée un peu plus exacte ; la deuxième, c’est d’agir pour changer le monde, au moins à notre échelle ; la troisième, et sans doute la plus importante, c’est d’aller vers les autres et de s’associer avec eux, car tout seul on ne peut rien, et ensemble on peut tout.


C’est pourquoi je voudrais finir en saluant les différentes associations et collectifs dont je fais partie et qui sont représentés ici. D’abord les membres de l’Ecole de Paris du management, administrateurs, salariés, animateurs, orateurs, rédacteurs, participants, qui autour de Michel Berry construisent ensemble une sorte d’encyclopédie de l’organisation et du management. Je voudrais saluer notamment le staff de l’Ecole de Paris, Lucien Claes, Coralie Pélieu, Simon Duflos, et tout particulièrement Caroline Elisséeff, qui s’est occupée avec autant de savoir-faire que de gentillesse de l’organisation de cette cérémonie. Je voudrais aussi saluer et remercier les représentants des autres think tanks pour lesquels j’ai également l’honneur de travailler, comme l’Observatoire des pôles de compétitivité, représenté ce soir par Frédérique Pallez et Thierry Weil, l’Agence nationale de la recherche technologique, représentée par Catherine Raffour et Pierre Bitard, ou encore l’Institut Presaje, avec Michel Rouger et Marie Rouger-Perrier.


Je voudrais ensuite remercier du fond du cœur mes copains des Bachiques Bouzouks, Barbara et Bernard Blot, Véronique Lille, Michel Renaud, Elisabeth Brousse, Jacqueline Pesme et mes deux complices musiciens Alban Saporiti et Yves Dougin. Depuis quinze ans maintenant, grâce à notre petit orchestre, que vous entendrez tout à l’heure, et à de simples livrets de paroles de chansons que nous mettons à la disposition des passants, les Bachiques Bouzouks font naître un peu partout dans Paris d’incroyables moments de convivialité et de partage.


Mes remerciements vont aussi à mes camarades de l’association Accomplir, à nouveau Barbara et Bernard Blot, qui sont multi-casquettes comme moi, Gilles Pourbaix et Christine Deschamps, Frédéric et Maud Ortun, Claire Mathis et Pierre Puippe, Julien Pauchet et Sophie Narti, Isabelle Chanal, Etienne et Catherine Simonnet, Bertrand et Nathalie Le Dantec, Anne Iacino, Sophie Dalle et Patrick, Jacques Arnould, Géraldine André, Fayçal et Lili Ouarzazi, Babeth Minne, Araxie Thoutgalian : comme vous le voyez, ils sont venus en force ! Depuis bientôt 12 ans, l’association Accomplir contribue à développer la convivialité et à renforcer la citoyenneté dans le quartier des Halles-Montorgueil. Merci aux autres membres de ce « village gaulois » qui ont bien voulu également m’honorer de leur présence ce soir, M. le curé de Saint-Eustache George Nicholson, le capitaine de police Sébastien Malzieu, l’un des responsables de la SemPariSeine Smaël Ardjoune, et aussi l’avocat d’Accomplir, Maître Cyril Laroche, qui s’implique dans nos divers dossiers et devient peu à peu une des figures de ce quartier. Toute ma gratitude va aussi aux membres des associations amies ou partenaires, Laetitia Mougenot du Comité Lalanne, Valérie Massia de Chadhal, Claude Birenbaum de la Plateforme des associations parisiennes, Laurent Jeannin-Naltet et Gérard Simonnet du réseau « Vivre Paris ! », Dominique Pelard du Collectif Samaritaine, Agnès Popelin de la confrérie des casseroles parisiennes.


La troisième grande association à laquelle j’appartiens est Mains libres, représentée par de nombreux membres de son Conseil d’administration et/ou fondateurs, François Aba, Bernard Dubois, Frédéric Rosin, Mark Coffie, François Vastel, Jeanne Kalt, Patrice Sadia, Jean Redeuil, Gary Drahamani, Gérard Seibel, Charles Lavaud, et Florence Levillain qui est à la fois une bénévole de la bagagerie et la photographe de ce soir. Je suis très fière d’appartenir à cette association, Mains libres, qui a su inventer un équipement totalement innovant, aussi bien dans son objet que dans son fonctionnement, où les SDF peuvent à la fois se décharger de leur fardeau quotidien, s’insérer dans un tissu social et retrouver des capacités d’action sur leur propre destin et sur la société.


Merci enfin aux membres de la famille Brousse et Lapalu qui ont pu se libérer pour être à nos côtés ce soir, et aux amies très chères Jeannie Marchand et Nadine Idalgo. Mon dernier mot sera pour celles qui représentent pour nous l’avenir, nos deux filles Mathilde et Marie, qui font notre fierté, à René et moi, par leur intelligence, leurs talents divers et leur gentillesse. L’une se prépare à être médecin, l’autre à devenir ingénieur, et toutes les deux sont musiciennes. J’espère qu’elles auront aussi un peu la fibre associative. Il paraît que les enfants de militants deviennent la plupart du temps des militants eux-mêmes. J’aurai en tout cas fait le maximum pour leur inoculer ce virus.


Encore merci à tous. Nous allons maintenant pouvoir profiter du buffet qui est très aimablement offert par l’Ecole de Paris du management, et dans un petit moment, nous pourrons chanter un peu avec les Bachiques Bouzouks, si le cœur vous en dit. Bonne soirée à tous !