Discours de Michel Berry

 
 

Elisabeth Bourguinat est quelqu’un qui n’aime pas les sentiers battus. Ses études de Lettres ont été brillantes, avec une mention Bien au baccalauréat, une mention Très bien pour sa maîtrise et son DEA, et une mention Très honorable, avec les félicitations du jury, pour son doctorat, obtenu en 1995. Sa thèse portait sur la notion et la pratique du persiflage dans la littérature du 18e siècle. Elle a montré comment les nobles, dépossédés de leur pouvoir en vivant à la cour du roi, ont détourné leur volonté de puissance en exerçant un pouvoir sur les personnes, à travers la moquerie assez cruelle qu’est le persiflage. On en trouve une illustration dans le film Ridicule de Patrice Leconte. Ceux qu’on appelle les philosophes des Lumières, qui se mêlaient aux marquis dans la société mondaine, se sont également mis à tourner en dérision les institutions de la monarchie. C’est de cette façon que l’on peut interpréter les Lettres persanes de Montesquieu. A la longue, cette dérision généralisée a tout emporté et s’est terminée par la Révolution de 1789, que les philosophes eux-mêmes n’avaient d’ailleurs pas vraiment programmée. Cette thèse a été publiée aux PUF et aurait pu donner lieu à une carrière de professeur, mais Elisabeth n’était guère tentée par l’exercice de ce métier, ni au lycée, ni même à l’université, où elle a donné quelques cours entre 1996 et 1998. Elle a préféré chercher sa voie en dehors de celles qui s’ouvraient devant elle.


Quand on veut sortir des chemins tracés d’avance, on doit souvent vivre de petits boulots. Elisabeth a été successivement cithariste dans des restaurants de Toulouse, professeur de piano au collège Saint-Maur à Pau, animatrice de centre de loisirs et surveillante de cantine à la Ville de Paris (déjà la Ville de Paris !), puis secrétaire-documentaliste au Centre de gestion scientifique de l’Ecole des Mines, pendant 8 ans, entre 1989 et 1997. Le rôle de secrétaire est souvent un peu ancillaire mais ce n’était pas trop le genre d’Elisabeth. Elle discutait fréquemment avec les chercheurs des textes qu’elle devait dactylographier, ce qui était quelque peu inattendu dans cet univers.


C’est à cette époque, en 1996, que nos pas se sont croisés et que je lui ai proposé de rédiger des comptes rendus pour l’Ecole de Paris du management. Certains d’entre vous ne connaissent sans doute pas cette institution, et je vais donc en dire quelques mots. Il s’agit d’une école sans professeurs, ni chercheurs, ni élèves : elle est ainsi débarrassée des principaux soucis d’une école. L’Ecole de Paris du management est, en réalité, un lieu d’échange où l’on donne la parole à des praticiens et parfois à des chercheurs. Ils ont une heure pour présenter leur expérience, puis, pendant une heure ou deux, ils se soumettent à un débat qui permet de les pousser dans leurs retranchements. Des rédacteurs se chargent ensuite de mettre en forme le compte rendu de la réunion.


Pendant cette même période, Elisabeth s’est également essayée à un autre métier, celui de commissaire d’exposition. Elle a participé au montage d’une exposition sur La Bruyère à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, en 1996, puis a organisé une exposition sur les rues de Paris au 18e siècle à travers le regard de Louis-Sébastien Mercier, cette fois au musée Carnavalet, en 1999. Mais cette voie ne lui convenait pas vraiment non plus.


Elle a alors décidé de voler de ses propres ailes et de devenir rédactrice indépendante, d’abord avec le statut d’auteur puis également avec celui de travailleur indépendant. Pour lui mettre le pied à l’étrier, je lui ai proposé de rédiger deux comptes rendus par mois pour l’Ecole de Paris, ce qui était le minimum pour vivre. D’autres institutions ont ensuite sollicité ses talents, comme la Fondation pour le Progrès de l’Homme, l’association DIESE (Développement de l’initiative et de l’entrepreneuriat chez les salariés), l’Observatoire des pôles de compétitivité, l’Agence française de développement, FutuRIS, l’association PRESAJE (Prospective, recherches, études sociétales appliquées à la justice et à l’économie), ou encore l’Université Total. Elisabeth a par ailleurs publié deux ouvrages en tant que co-auteur : Mille jours pour vaincre l’insécurité – Policier aux Halles de Paris, avec Joël Terry en 2005, et De la pyramide aux réseaux : récits d’une expérience de démocratie participative, avec Michel Hervé et Alain d’Iribarne, en 2007. Depuis 2000, elle tient aussi, dans le Journal de l’Ecole de Paris du management, une rubrique intitulée L’Esprit de l’escalier.


Elle s’est, en parallèle, essayée à l’écriture théâtrale, avec deux pièces qui ont été jouées par le théâtre de l’Archicube, une troupe d’anciens élèves de l’Ecole normale supérieure, dirigée par Christophe Barbier, directeur de L’Express : La Marquise m’attend à cinq heures, dialogue entre un ami de l’Ecole de Paris du Management et un philosophe des Lumières, créée en 1999, et l’année suivante, Deux doigts de porto pour la Marquise, ou Conversation entre un manager, un philosophe et une marquise sur les mérites comparés des nouvelles utopies, cette fois pour le compte de Galileo Partners et de Deloitte & Touche. 


La première pièce était née de l’idée que les débats très libres de l’Ecole de Paris rappelaient un peu ceux des salons du 18e siècle. Au bout de cinq ans d’existence de l’Ecole de Paris, comme je savais qu’Elisabeth connaissait bien les salons des Lumières pour les avoir étudiés pendant sa thèse, je lui ai proposé d’écrire un texte qui ferait l’analogie entre notre pratique et celle des salons. Elle a mis en scène un ami de fraîche date de l’Ecole de Paris, qui se désolait que cette institution ne soit pas plus connue, et se demandait comment les philosophes du 18e siècle avaient fait pour répandre leurs idées. Grâce à la magie que seul le théâtre permet, un de ces philosophes sortait d’une armoire et tous deux se mettaient à discuter de la façon dont les penseurs des Lumières s’étaient fait connaître dans toute l’Europe. L’une des recettes proposées consistait à donner une certaine place au burlesque dans nos activités.


Nous avons donc essayé de mettre de l’originalité dans nos conférences, et Elisabeth y a contribué en organisant un certain nombre de séances inattendues, à commencer par la conférence mémorable qu’elle nous a présentée en 1998 sur « Le rôle du rire dans les organisations ». Elle a ensuite organisé des séances sur les sujets les plus variés, comme le métier de petit éditeur, le savoir-faire d’une hôtesse de l’air, le repentir d’un gérant de supermarché, l’agenda d’une députée, la gestion de l’eau dans les pays en développement, ou encore les concours d’architecture. Pour ces séances, elle a souvent mis à contribution sa tribu familiale, en demandant par exemple à René Brousse de venir parler de l’avenir des vins d’identité et de terroir, à François Brousse de raconter une négociation délicate à Dallas, ou à David Bourguinat de présenter la SCOP COREBA.


Comme vous le voyez, son activité d’auteur indépendant est très riche, mais cela ne lui suffisait sans doute pas et, en parallèle, elle s’est lancée avec fougue dans l’animation de diverses associations.


Elle a commencé très jeune, à 21 ans, en fondant et en présidant l’association Punch, créée en 1986 pour représenter les étudiants dans les conseils d’UFR et le conseil de l’Université de Pau. Elle a également été administratrice de la compagnie de marionnettes Le Théâtre Pas Sage, de 1988 à 1993. En 1995, elle a créé la chorale de rue des Bachiques Bouzouks, dont elle est l’accordéoniste et la responsable. En 1999, elle compte parmi les fondateurs de l’association Accomplir, qui réunit des habitants des quartiers des Halles et de Montorgueil. Elle devient rapidement la secrétaire de l’association et, à partir de 2003, la rédactrice en chef de la Lettre d’Accomplir. Enfin, elle est fondatrice et présidente de l’association Mains libres, qui a ouvert en mars 2007 une bagagerie biquotidienne pour les SDF.


Ces deux dernières associations occupent une grande partie de son temps. L’association Accomplir a mené une bataille considérable dans le cadre de la concertation sur le réaménagement du quartier des Halles et continue à lancer des initiatives originales. Elle a ainsi organisé récemment un Grand Prix de la Casserole parisienne qui a dû mettre l’Hôtel de Ville en joie, car il consistait à récompenser le pire projet d’urbanisme de la Mairie de Paris. Ses activités au sein d’Accomplir lui ont valu de siéger au bureau du comité permanent de concertation sur la rénovation des Halles, de 2006 à 2010, puis au comité de suivi du chantier. En 2008, elle a organisé à l’Ecole de Paris une séance sur « Les coulisses du projet de rénovation des Halles » et a invité son adversaire principal, Serge Federbusch, à venir y exprimer son point de vue, ce qui a produit un débat qui méritait vraiment le déplacement.


La bagagerie Mains libres repose sur un concept très simple : permettre aux SDF de disposer d’un endroit où déposer leurs bagages matin et soir. Mais que de travail et d’énergie pour parvenir à transformer cette idée en réalité ! Il a fallu obtenir un local, des fonds, définir des règles de fonctionnement, et surtout réunir les 70 bénévoles nécessaires pour que l’ouverture puisse se faire chaque matin et chaque soir, tous les jours de l’année. Je pense qu’elle a dû, à cette occasion, vérifier la pertinence de l’adage d’Auguste Detœuf, auteur des Propos d’O. L. Barenton, confiseur, selon lequel la gestion consiste à « faire porter de grands efforts sur de petites choses ». Cette expérience lui a donné l’occasion d’organiser deux séances pour l’Ecole de Paris, l’une en 2005 sur l’utilité sociale des SDF, l’autre en 2007 pour présenter le projet de bagagerie. Ce fut aussi pour l’Ecole des Mines l’occasion de recevoir pour la première fois la visite de SDF, ce qui a suscité un certain émoi à la loge d’accueil.


La façon dont Elisabeth s’est investie dans l’associatif m’a procuré une petite satisfaction d’amour-propre. En 1995, j’étais consterné de voir de nombreux chômeurs perdre peu à peu leur identité à force d’envoyer des CV auxquels personne ne répondait. En même temps, j’observais un immense besoin non satisfait de liens sociaux, et il me semblait que le développement de la vie associative pouvait répondre à ce besoin. J’avais donc lancé l’idée de permettre aux chômeurs de s’engager dans la vie associative, avec en contrepartie un petit bonus financier. A la différence de ce que l’on propose aujourd’hui pour le RSA, ce dispositif aurait reposé sur le principe du volontariat. A cette époque, Elisabeth m’avait objecté « Ce qui compte dans la vie, c’est quand même le bifteck, pas la vie associative ». J’insistais : « Le bifteck, on peut toujours se le procurer, mais le plus important, c’est d’obtenir de la considération, et c’est quelque chose que l’on peut trouver dans la vie associative ». Mais elle trouvait ce concept idiot. Or, au bout d’un certain temps, j’ai constaté que la vie associative était devenue tellement prenante pour elle qu’elle la faisait souvent passer avant le bifteck, et que les comptes rendus se faisaient parfois attendre…


Quand elle m’a demandé d’être celui qui lui remettrait la médaille ce soir, elle l’a justifié en m’expliquant que c’était moi qui connaissais le mieux ses qualités et ses défauts. J’étais donc censé parler aussi de ses défauts. Mais j’ai bien cherché et je n’en ai pas trouvé qui mérite qu’on s’y attache aujourd’hui. Elle a peut-être une légère tendance à défendre avec vigueur ses idées, mais pour moi qui suis gascon, c’est plutôt une qualité, et par ailleurs elle a peut-être de temps en temps la dent un peu dure, mais c’est indispensable pour exister à Paris quand on veut sortir des sentiers battus. J’ai interrogé certains de ses amis associatifs et ils ont insisté sur son perfectionnisme, sa pugnacité qui permet de faire avancer les choses, son extrême souplesse, son art de réunir des gens très différents, son sens de la délégation, sa capacité à faire entendre la voix des plus faibles. Elle est, peu à peu, devenue un personnage de la vie associative parisienne. Les médias l’ont surnommée « la pitbull des Halles », puis « la passionaria des Halles », et enfin tout simplement « la Bourguinat », ce qui est une forme de consécration.


Ce qui fait le lien entre les activités associatives d’Elisabeth et l’Ecole de Paris, c’est la pratique des comptes rendus. Plusieurs personnes m’ont dit que si toutes les associations disposaient de comptes rendus de la même qualité que ceux rédigés par Accomplir, « le monde en serait changé ». Je pense que c’est à l’Ecole de Paris qu’Elisabeth a appris cet art, et elle a contribué en retour à nous l’apprendre aussi.


Un bon compte rendu est un texte fidèle à ce qui s’est dit pendant la réunion, mais en beaucoup mieux. Parfois, certaines séances de l’Ecole de Paris sont un peu ratées : récemment, par exemple, la prestation d’un des orateurs a été jugé catastrophique par les participants. Mais à la lecture du compte rendu d’Elisabeth, la réunion paraissait tout à fait intéressante. Dans sa façon d’écrire, elle est fidèle à ce qui s’est dit, mais elle va à l’essentiel, elle soigne la formulation des propos, elle remet de l’ordre dans le débat, et le tout est écrit de façon très concise : c’est un vrai travail d’auteur. Il y a quelques années, nous avons eu la visite d’une contrôleuse de l’URSAFF qui estimait qu’en rémunérant les comptes rendus sous forme de droits d’auteur, nous faisions une entorse au droit du travail. Elle envisageait de requalifier ces droits d’auteur en salaires, mais nous n’avons pas eu de mal à lui démontrer que le travail approfondi de remise en forme réalisé par nos rédacteurs était un véritable travail d’auteur.


Un extrait d’un petit film de l’Ecole de Paris a été mis en ligne sur YouTube récemment, avec des témoignages sur la façon de travailler de nos rapporteurs (Lien vers le film). On y voit notamment Lucien Claes, autre grand auteur de comptes rendus de l’Ecole de Paris, expliquer que « c’est parfois dans les hésitations de l’orateur que l’on trouve ce qu’il veut dire, et pas forcément dans ce qu’il a vraiment dit. Ensuite, l’orateur nous sait gré de retrouver écrit d’une façon claire ce qu’il n’a pas su exprimer sur le moment ». Elisabeth s’est également exprimée dans ce reportage : « Dans une séance de l’Ecole de Paris, il y a parfois de l’humour, parfois quelqu’un qui se met en colère : j’aime bien essayer de rendre ça, c’est-à-dire de le traiter comme une petite pièce de théâtre ». Elle indique aussi le sens qu’elle donne à son travail : « Les praticiens sont débordés, ils n’ont pas le temps de mettre par écrit les choses fabuleuses qui leur arrivent, et ce n’est pas leur savoir-faire. Nous sommes là pour cela, pour contribuer à cet édifice-là : l’Ecole de Paris, grâce à la grande diversité des orateurs qu’elle accueille depuis dix ans, a construit quelque chose qui est vraiment un monument (…), une encyclopédie des savoirs, des compétences et aussi des émotions et de la vie de ceux qui font notre société ». On retrouve ici la référence à L’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot, ouvrage mythique mais un peu austère. Le « plus » que l’on trouve dans l’encyclopédie de l’Ecole de Paris, c’est tout simplement la vie.


Depuis la naissance de l’Ecole de Paris du management, nous avons publié près d’un millier de comptes rendus, et Elisabeth en a signé 242, soit près d’un quart. C’est dire si elle a contribué au style de l’Ecole de Paris. C’est pourquoi nous devons remercier la fée ou le prince mystérieux qui ont glissé son nom dans la liste des personnes devant être décorées de l’ordre national du mérite.